Nous naviguons
5 heures ! La nuit est tout à fait tombée, le port est constellé de feux ; lentement et péniblement la "Navarre" s’éloigne du quai, aidé dans son démarrage par le remorqueur "Athlète".
Tout le monde est sur le pont, tandis que le bateau glisse comme à regret, devant le quai d’avant-port où se pressent les parents, les amis, les curieux. Les mouchoirs s’agitent, des mots d’adieu s’échangent et ce défilé solennel, cette dernière parade nous étreignent le cœur. Hier soir, après la grande fatigue des trois journées précédentes, notre sensibilité était un peu engourdie ; maintenant elle se réveille dans un déchirement.
6 heures un quart. L’écluse est franchie, un instant après nous sortons des jetées. Ma vie à bord commence. Dîner plantureux et soigné mais qui malheureusement, grâce aux mouvements du bateau, ne peut se décider à rester dans l’estomac d’Henri.
Nous nous endormons dans nos étroites couchettes, secoués du rude bercement de la mer.
Dimanche 22 Décembre
Après une nuit très agitée, nous avons hâte de fuir notre cabine étouffante. Nous éprouvons de grosses difficultés pour nous habiller dans ce réduit encombré où nous roulons en tout sens. Il nous faut beaucoup d’énergie pour les moindres détails de toilette. Enfin ! nous pouvons monter décemment sur le pont, après un premier repas composé de thé et de brioches que Franz absorbe avec une satisfaction très évidente.
Au loin, l’écran de brume se déchire ; de hautes montagnes découpent sur le ciel leurs silhouettes grandioses. Ce sont les monts Cantabres ! Notre navire se dirige vers eux et c’est amusant de voir, de minute en minute, de nouveaux détails surgir sur la côte qui s’ensoleille et devient tout à fait attirante. s’arrête. Vite il faut profiter de l’escale pour envoyer à nos familles quelques nouvelles de notre première nuit en mer. Il est 10 heures du matin, tout est tiédeur et lumière dans la vaste baie où le navire a jeté l’ancre en attendant que la marée lui permette d’enter dans le chenal.
Nous pouvons admirer à loisir le site merveilleux qui se déroule sus nos yeux. Des récifs de toutes parts ! La lame vient s’y briser et l’écume jaillit à des hauteurs fantastiques ! A notre gauche, un groupe de rochers, qui nous rappelle les amoncellements de Ploumanac’h, sert de soubassement à un phare. Une multitude de mouettes volettent autour du bateau ; les grands enfants que nous sommes s’amusent à suivre leurs gracieux ébats et à les voir pêcher les débris de cuisine jetés à la mer.
2 heures, la "Navarre" s’ébranle et, glissant lentement entre les bancs de sable violet, vient prendre son corps-mort en face de Santander. De nombreuses barques nous accostent aussitôt et c’est alors un tumulte indescriptible. Les Espagnols ne peuvent nous parler sans crier et ils accompagnent leurs phrases d’un luxe prodigieux de gestes. Mais cette exubérance ne détonne pas sous le grand soleil. Les officiers du port puis trois gendarmes, qui nous semblent vêtus d’uniformes d’opéra-comique, escaladent les premiers l’échelle de coupée. Puis le troupeau des émigrants suit. Quelle bousculade ! C’est navrant de voir toute cette misère, j’ai le cœur serré et je me plonge dans la lecture d’un petit roman pour oublier cette triste réalité à laquelle je ne puis rien hélas ! Toutefois, ici, les haillons ont grand air. Je me souviens de fières silhouettes drapées dans de longs manteaux.
En dehors ses émigrants, Santander nous fournit peu de passagers. Quelques vendeurs de fruits, de bonbons, de cartes postales et de billets de loterie passent sur le pont. Nous achetons une boite de caramels au café mais les autres "dulus" ne nous tentent pas.
Il est 5 heures lorsque nous reprenons la mer. Henri se présente à table, avale un potage à la hâte et s’en va très dignement. J’attends la fin du service pour le rejoindre sur le pont et nous gagnons ensemble notre cabine où nous prenons la position horizontale vers 7 heures et demie.
Lundi 23 Décembre
Pendant la nuit la "Navarre" longe les côtes d’Espagne ; le vent s’est mis à souffler, la mer est plus dure. A 6 heures du matin, Franz, qui se réveille plus tôt qu’une alouette, est déjà avec moi sur le pont. Il fait nuit noire ; nous parvenons à grand-peine à faire les quelques pas nécessaires pour gagner un banc auquel nous nous cramponnons.
L’air vif dissipe complètement le malaise qui commençait un peu à m’étreindre mais la solitude est impressionnante. Je prends peur en voyant les abîmes qui se creusent autour de nous et je veux rentrer. Trois lames, plus fortes que les autres, inclinent si violemment la Navarre que nous sommes jetés à terre et roulons sur le pont en entraînant une chaise dans notre chute.
Dès que nous retrouvons notre équilibre, nous descendons dans les profondeurs du bateau, aimant encore mieux subir la chaleur étouffante et les écœurantes senteurs de cuisines que les sensations éprouvées à l’air libre. Nous nous réfugions dans le salon des dames, un gentil boudoir tendu de velours bleu nattier. Là, Franz dessine, je lis. Pendant ce temps Henri s’habille péniblement.
Il est 9 heures lorsque la "Navarre" arrive devant la Corogne !
Le pays que nous apercevons nous semble bien inférieur à Santander et à ses environs. Et puis le ciel est moins radieux, tout revêt une teinte grise. Un grand navire espagnol, le Juan Forcas, tout chargé d’émigrants, quitte le port et passe à quelques mètres de nous. Nous embarquons pas mal de monde et de provisions. La Navarre prend de l’eau. Et les cérémonies de la veille se renouvellent ; les marchands de "dulus", les crieurs de journaux mettent une grande animation à bord. Quelques personnes vont déjeuner à terre pour visiter la Corogne. Nous berçons notre paresse sur le pont en regardant au large des lames énormes qui nous promettent une danse carabinée.
A 2 heures, nous prenons un pilote qui nous sort du port, opération délicate par gros temps. Ce malheureux pilote, après nous avoir conduits hors des récifs, a beaucoup de peine pour quitter la Navarre et remonter dans son canot. Chaque fois qu’il arrive aux dernières marches de l’échelle de coupée, les vagues le couvrent presque entièrement. Après plusieurs bains, il tente un autre genre de descente qui réussit mieux. Derniers saluts, souhaits de bon voyage et en route !
Pendant plusieurs heures encore la terre reste visible, nos yeux ne la quittent pas. D’ailleurs cette côte espagnole est intéressante ; elle est rocheuse, déchiquetée par l’énergique morsure des lames. La nuit tombe, des bandes d’écumes nous signalent encore la présence voisine du continent. Des phares s’allument puis s’éteignent dans l’éloignement. Nous venons de passer le cap Villano et maintenant c’est la pleine mer, l’Océan immense sur lequel nous allons vivre douze jours. Et cette perspective ne m’enchante guère car, d’heure en heure, la mer devient plus méchante.
Mardi 24 Décembre
Un réveil pénible débute cette journée. Henri hésite à se lever, Franz lui-même est indisposé. Nous passons tout notre temps sur le pont. Nous sommes entourés de malades et nous nous estimons heureux de ne pas être plus éprouvés. Le malheur d’autrui nous console de notre demi-misère. Mais nous n’avons de goût à rien et, pour mon compte, c’est bien plus le "mal du pays" que le "mal de mer" qui me tourmente. Etendus sur nos chaises longues, nous laissons passer les heures ternes, perdus dans une pénible somnolence ou la contemplation d’une mer grise qui se creuse de trous noirs et se hérisse de montagnes qui semblent de boue.........................................................
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